Schwanger Sein I, 1977 - 1978
Bande vidéo analogique Umatic PAL numérisée,
4/3, noir et blanc, son, allemand
22 min 10 s
À partir de 1975, l’artiste allemande Annegret Soltau délaisse la pratique du dessin pour privilégier celle de la performance, de la photographie et de la vidéo. Ces nouveaux médiums artistiques lui permettent comme elle l’explique de « faire partie de l’image [1] » mais aussi « d’utiliser [son] portrait ou [son] corps comme matériau [2] ». Elle devient ainsi le sujet de ses œuvres et y rend compte de ses expériences personnelles. C’est notamment le cas de ses deux grossesses, la première ayant eu lieu en 1978 et la seconde en 1980, qui deviennent pour elle des sujets artistiques à part entière alors qu’il était encore tabou pour une artiste d’évoquer sa maternité : « À cette époque, il n’allait pas de soi pour les femmes artistes de traiter artistiquement de la grossesse et de l’accouchement. Au contraire, c’était mal vu et cela n’aidait pas sa carrière. Il y a même eu une querelle entre les femmes artistes, dont une partie estimait que l’on ne pouvait pas être une bonne artiste si l’on avait des enfants. Cela m’a laissé un sentiment d’incertitude, et j’ai eu peur de perdre mon rêve de devenir artiste [3] », explique-t-elle.
Cette ambivalence entre son désir de devenir mère et celui de mener une carrière artistique est présente dans les travaux de cette époque. C’est également le sujet de la vidéo Schwanger Sein I qu’elle tourne lors de sa première grossesse. Dans cette vidéo en noir et blanc découpée en quatre phases, Soltau dévoile « [son] état physique et mental ainsi que [ses] peurs et [ses] doutes en tant que femme et artiste. [4] » Dans la première phase de Schwanger Sein I, l’artiste est filmée assise devant une table, la tête posée sur le plateau de celle-ci. Tout en restant assise, elle change de position, se prenant la tête dans les mains avant de la reposer. La série de photographies Ich bedrückt/Myself depressed (1977), réalisées pendant la préparation de la vidéo, la montre dans les mêmes positions, mettant également en scène son état dépressif à ce moment-là [5]. Dans la deuxième partie de la vidéo, l’artiste apparaît debout dans l’angle d’une pièce avec de part et d’autre les mots « Angst » [Peur] et « Zweifel » [Doute] inscrits chacun sur une feuille de papier accrochée au mur. Soltau touche successivement de ses mains un mur puis l’autre. Les gestes se font ensuite de plus en plus intenses, l’artiste frappant d’abord le mur du plat de ses mains puis de ses poings pour finir par engager tout son corps qui rebondit contre les deux murs tandis qu’elle se déshabille au fur et à mesure dévoilant son corps enceint. Cette séquence traduit une nouvelle fois l’état psychologique de l’artiste pendant sa grossesse, prise en étau entre ces deux émotions. Dans la troisième partie, l’artiste emprisonnée dans un cocon de papier est libérée par deux mains qui le déchirent petit à petit. On voit alors émerger d’abord ses bras et ses jambes puis son corps entièrement nu. La quatrième et dernière phase de la vidéo filme Soltau nue tandis qu’elle caresse son ventre de ses deux mains en continu. De longs fils noirs noués à ses doigts forment un début de toile de chaque côté d’elle. Leur présence rappelle l’importance de ce matériau dans la pratique de l’artiste à partir de 1975, d’abord dans ses performances mais également au même moment par la réalisation de photographies surpiquées ou cousues.
En février 1980, Schwanger Sein I est diffusée un lundi soir après 23 heures sur la chaîne de télévision publique du Land de la Hesse, Hessischer Rundfunk. Les téléspectateurs et téléspectatrices réagissent à cette diffusion par l’envoi de lettres et par des appels téléphoniques à la chaîne. Si certaines réactions se montrent positives, la plupart au contraire reprochent à Soltau son traitement de la grossesse et la mise en scène de son corps à des fins artistiques [6]. La même année, lors de sa seconde grossesse, l’artiste réalise la vidéo Schwanger Sein II, pendant à Schwanger Sein I, produit cette fois par l’ECG-TV-Studio de Francfort. L’artiste est filmée allongée sur une table médicale, son ventre arrondi montant et descendant au rythme de sa respiration. Au cours de la vidéo, apparaît une faucille dont la lame courbe est placée juste au-dessus du ventre de Soltau alors que son visage est déformé par la douleur. L’artiste instaure ici une relation macabre entre la maternité, l’accouchement et la mort..
Marie Vicet
Avril 2025
[1] Voir les propos de l’artiste dans l’entretien réalisé par Laura Leuzzi en octobre 2015 dans le cadre du projet de recherche « EWVA : European Women’s Video Art », www.ewva.ac.uk/assets/asoltau_interview_eng.pdf, consulté le 24 février 2025.
[2] Annegret Soltau, dans Millie Walton,“The Body as Material: An Interview with Annegret Soltau”, Trebuchet Magazine, 27 février 2021, https://www.trebuchet-magazine.com/annegret-soltau/, consulté le 24 février 2025.
[3] Ibid.
[4] Voir les propos de l’artiste dans l’entretien réalisé par Laura Leuzzi en octobre 2015, op. cit.
[5] Pour dépasser la forme documentaire de ces photographies et leur donner un statut artistique, Soltau commence à travailler les négatifs en les grattant avec une aiguille. Cela donne ensuite des tirages comportant des zones noires, ou entièrement noirs. Voir Annegret Soltau, Ich selbst, Darmstadt, Justus von Liebig Verlag, 2015, p. 41.
[6] Voir les propos de l’artiste dans l’entretien réalisé par Laura Leuzzi en octobre 2015, op. cit.